À
présent la neige tombait dru, empêchant de voir devant soi à plus de quelques
mètres. Elis avait rabattu sa capuche et marchait tête baissée, ce qui n’empêchait
pas la neige et le vent de lui fouetter le visage. Malgré les vêtements d’hiver
que lui avaient fourni ses kidnappeurs, le jeune homme était gelé et épuisé. Mais
il avançait, guidé par la corde qui le reliait à Keyne.
Devant,
le nomade suivait une ligne qu’il s’était fixée. Même si ses lunettes le
protégeaient, il n’y voyait pas plus qu’Elis ; mais avant que la neige ne
tombe trop fort, il avait eu le temps de repérer des arbres et marchait depuis
dans leur direction, espérant qu’ils seraient suffisamment nombreux et denses
pour les protéger un minimum du blizzard. Pour autant ils ne seraient pas
sauvés, et il leur faudrait encore trouver un abri le temps que le gros de la
tempête passe. S’ils n’en trouvaient pas, ils risquaient tout simplement de mourir.
Keyne
sentit la corde se tendre un instant et il pressa le pas. Elis ne tiendrait pas
le coup encore très longtemps, lui-même commençait à fatiguer sérieusement.
Plissant les yeux il lui sembla voir se découper des ombres hautes à travers la
neige. Ils ne devaient plus être très loin à présent. Keyne continua à avancer
et au bout de quelques mètres ils atteignirent les premiers arbres. Comme
l’avait espéré le nomade, ce qu’il avait aperçu était bien une forêt, et
protégés du gros du vent, le blizzard se fit moins violent.
Les
deux hommes avancèrent prudemment. Les arbres étaient espacés et le terrain
assez rocheux. Keyne ne craignait pas tant les bêtes sauvages ou les Rageux que
le fait qu’il ne connaissait pas ce territoire. La journée était bien avancée,
et entre les arbres et la tempête il faisait pratiquement nuit, limitant la
visibilité. S’ils ne faisaient pas attention, ils pourraient très bien rater un
lieu où il pourrait s’abriter, ou pire se blesser. Mais Keyne était aguerrit à
cette tâche et il remarqua tout de suite les rochers. Ce n’était pas une
grotte, mais leur disposition les abritait du vent, et avec quelques
aménagements ils auraient un abri de fortune. Keyne jeta un coup d’œil à Elis.
Le garçon était sur le point de s’endormir, et c’était mauvais signe. Il
fallait d’abord qu’ils se réchauffent s’ils ne voulaient pas risquer
l’hypothermie. Défaisant la corde autour de leur taille, Keyne secoua un peu
Elis pour le réveiller.
—
Hey ! Tu vas bientôt pouvoir te reposer, encore un petit effort.
Il
déposa ensuite son sac contre les rochers et entraina le garçon.
—
Aller, aide-moi à ramener cette branche près des rochers.
Ils
s’en saisirent et la tirèrent vers leur abri. Keyne récupéra ensuite la petite
hache que portait Elis et lui intima l’ordre de ramasser les pierres qu’il y
avait autour d’eux. Le jeune homme s’exécuta pendant que Keyne débitait les
petites branches afin de faire du petit bois en prévision d’un feu. Il sortit
ensuite du fond de son sac une grande bâche en plastique qu’il déplia. Elle
était vieille et rapiécée en plusieurs endroits, mais elle serait parfaite pour
les abriter. Se servant de la branche comme d’une poutre, il la cala contre les
rochers et y a coinça la bâche. Elis revint avec quelques pierres et Keyne l’envoya
chercher d’autres branches plus petites, qu’il installa également pour
maintenir la bâche. Une fois la tente improvisée montée, ils se mirent à l’abri
et Keyne maintint le reste de la bâche avec les pierres.
Un
peu de vent passait encore, mais la neige ne les atteignait plus. Keyne sortit
son matériel et rassembla le petit bois. Il lui restait suffisamment d’amadou
pour démarrer le feu, mais les branches étaient humides et il craignait que ce
dernier ne prenne pas. À côté de lui Elis claquait des dents. Keyne sortit
alors ce qu’il lui restait d’amadou et l’embrasa. Il rajouta ensuite des petits
morceaux de bois un à un pour éviter d’étouffer le feu. Il fit bientôt
meilleurs et Keyne obligea Elis à respirer lentement et à plein poumon pour
qu’il arrête de greloter. Tous deux se réchauffèrent bientôt et Elis commençait
à s’endormir.
—
Vingt-trois.
Le
garçon ouvrit les yeux et regarda le nomade.
—
De quoi ?
—
Plus tôt dans la journée tu m’as demandé mon âge. J’ai 23 ans.
Sa
capuche était rabattue et son chignon en grande partie défait, libérant une
tignasse rouge et bouclée. Le feu qui donnait un peu de lumière découpait des
lignes dures sur son visage et se reflétaient dans ses yeux bruns, les faisant
brûler du même éclat que les flammes. Elis avait du mal à croire que son guide
soit si jeune. Il lui aurait facilement donné dix années de plus.
—
Moi j’en ai 20.
Keyne
lui sourit sans rien répondre, et bientôt Elis s’endormit, le laissant seul
avec ses réflexions, les yeux fixés sur le feu et le regard perdu dans le vide.
Ils avaient pratiquement le même âge, mais un gouffre les séparait. Elis
paraissait si jeune quand lui-même se sentait si vieux. Il avait vu tant de
choses, tant d’horreur…
Les
souvenirs remontèrent et il revit la scène aussi nettement qu’à l’époque,
lorsque son grand-père était venu le réveiller en pleine nuit. Lui n’avait rien
entendu, mais leur communauté s’était faite attaquer par des Rageux. Dans la
vieille caravane ouverte aux quatre vents, les flammes réduisant leur
communauté en cendre, Keyne avait eu le temps d’apercevoir le corps de ses
parents morts, ainsi que ceux de trois Rageux avant qu’il ne s’enfuit avec son
grand-père, abandonnant tout son univers derrière lui. Il se rappelait qu’il
avait alors 8 ans, mais depuis ce jour il n’avait plus jamais été un enfant.
Keyne
chassa ces souvenirs qui le hantaient. Cela ne servait à rien de se rappeler.
Il rajouta un peu de bois dans le feu, puis ferma les yeux.
Le
lendemain la tempête s’était calmée et quelques flocons tombaient encore. L’air
était à présent glacial, faisant ainsi tenir la neige. L’hiver s’était
fermement installé dans cette région.
Les
deux hommes prirent un repas frugal, puis Keyne rangea leurs affaires et ils reprirent
la route sans un mot. Malgré le blizzard, ils n’avaient pas tant dévié de leur
route que cela, et ils arrivèrent aux abords d’une communauté en milieu de journée.
Keyne s’arrêta un instant et se tourna vers Elis. Il lui fallait un équipement
complet et aussi qu’ils se ravitaillent en nourriture pour deux personnes. Il
faudrait également que le gamin continu à s’entraîner sérieusement. Ils
allaient donc devoir rester plusieurs jours, et cela ne plaisait guère au
nomade qui préférait la liberté et la sécurité des grands espaces à celles plus
restreintes et toute relative des communautés.